Quelle différence y a-t-il entre Austerlitz et Waterloo? Deux résultats pour le même génie militaire à l’origine mais une mise en œuvre défaillante dans la seconde bataille (apparemment un défaut de communication coordination entre Napoléon et Ney). Et cette petite différence de mise en œuvre a donné deux résultats opposés. La mise en œuvre semble donc essentielle bien qu’elle paraisse secondaire voire méprisable aux yeux de nos contemporains. Car eux s’adonnent aux grandes idées de demain. Essayons un parallèle avec l’innovation pour voir pourquoi nos créateurs ont du mal à concrétiser.

La liberté est-elle gage de créativité ? C’est ce que voulait faire croire le film de Milos Forma (1984) « Wolfgang Amadeus Mozart », une sorte de génie génétique et désordonné, spontanée, facile et libre. En fait l’histoire, comme la vraie histoire de Mozart, nous enseigne que les chefs d’œuvre reconnus (et à défaut qui ont traversé l’histoire, ce qui constitue un premier mérite objectif), sont issus majoritairement d’une commande, c’est-à-dire d’un cahier des charges contraignant donné à un artiste qui vivait de son art par un client (et pour la satisfaction de ce client). Et non de oisifs sur lesquels tombe brutalement l’inspiration, inspiration fruit de leur liberté de faire ce qu’ils veulent, quand ils le veulent et où ils le veulent et pour qui ils le veulent (fut-ce pour personne ou pour eux-mêmes ou d’autres figures des temps modernes, les bourgeois bohèmes). Ce principe de la liberté créatrice était dans l’air du temps et notamment dans les convictions du Ministre français de la culture des années 80 qui pensait qu’en détruisant l’ordre et la contrainte, la création allait jaillir. A ne pas comprendre pourquoi les ingénieur du son s’échinent à réduire le bruit de fond, ce Ministre voulait, lui, l’amplifier, comme si la musique était le bruit brownien et comme d’autres pensent que l’innovation viendra d’un financement débridé de toutes les initiatives qui se passent dans un garage avec un ordinateur. On est là dans l’opposition des créationnistes et évolutionnistes d’un côté et de l’autre les iconoclastes.

Mais l’histoire nous donne plus d’exemples de réussite fruit de la contrainte. Et qui dit contraintes clients, dit futur utilisation de la création! Et c’est là, dans l’incarnation de la création, c’est-à-dire son usage, que commence la vraie valeur du travail de l’artiste ou de l’ingénieur. Laissez un artiste ou un ingénieur sans contrainte et le premier finit dans l démence ou l’alcool, le second vous ruine. N’oubliez pas qu’il y a trois manières de se ruiner, citation que prêtait Auguste Detoeuf à Rothschild: le jeu, les femmes et les ingénieurs, les deux premières sont les plus agréables, la troisième la plus certaine.

 

Différence entre Création et Innovation. Nous utilisons et différencions ici création et innovation pour des raisons sémantique et pédagogique. Par exemple en France, peuple d’ingénieurs, nous sommes très attachés et performants en création, moins en innovation. Si nous considérons que la création est le préalable à l’innovation, les français aiment ne faire que la moitié du chemin et cela est d’autant plus dommageable que c’est la deuxième partie du chemin qui permet de tirer parti et profit de la première. Ne faire que la première ne sert qu’à se sentir intelligent, attendre la reconnaissance sans avoir encore concrétiser, ce qui tôt ou tard devient de l’arrogance. Une création doit, pour être utile, développer son usage. C’est alors ce qu’on appelle l’innovation.

Enfin la création doit être utilisée à une échelle suffisante pour d’une part avoir un impact sur l’économie d’un pays et d’autre part pour entrer dans la culture partagée et constituer le socle des prochaines créations et innovations, amorcer en quelque sorte un cycle itératif vertueux.

 

Application au logiciel et au numérique en France. Assimilable à la création, la technologie ne suffit pas. L’industrie du logiciel en France est symptomatique de la confusion entre la création et innovation (assimilable au développement de l’usage). Elle a beaucoup promis et assez peu tenu : des produits innovants et reconnus n’ont jamais connu l’industrialisation et la généralisation.

C’est peut-être en partie en raison de l’incapacité à faire la part, dans la culture française, entre la création technologique et le développement de l’usage.

Les réussites dans l’édition du logiciel viennent des entreprises qui, a contrario, ont porté leur efforts non pas seulement sur la création du produit, mais également et surtout sur sa promotion et l’accompagnement de l’utilisation.

L’origine de cette incapacité française à transformer nos technologies en usages marchands est pour partie le manque de transversalité de nos enseignements et de notre recherche dans beaucoup de domaines et singulièrement dans le numérique. Le résultat est dramatique pour notre économie : à titre d’exemple, une aventure entrepreneuriale comme celle de Google est hautement improbable en France, alors que nous avions à l’aube de ce siècle dans nos laboratoires des moteurs de recherche techniquement supérieurs.

Les financiers spécialistes de la création d’entreprise le savent bien également : ils souffrent pour constituer des équipes aussi pointues technologiquement que créatives et expérimentés commercialement, qu’ils considèrent comme la clé du succès de leurs investissements.

 

Les pouvoirs publics face à l’innovation. Dans le vocabulaire de nos politiques, l’innovation prend une bonne place bien « challengé » au demeurant par le mot changement. Ce n’est pas le fait du hasard, l’un servant l’autre et réciproquement. Et avec peu ou prou la même réussite chez nos politiques. Le champ de vision des décideurs publics semble limité en la matière à l’infrastructure, bien d’équipement public par excellence, et à quelques réussites de malins entrepreneurs dont le succès se base souvent sur la localisation d’idées ayant fait leurs preuves outre Atlantique et le plus souvent l’utilisation de technologies issues des mêmes horizons. Au demeurant de bonnes choses mais pas de choses nouvelles, pas d’innovation.

Le principal handicap est la préférence pour le rapide, mieux servi par la création que par le long labeur du développement de l’usage. Il est symptomatique de constater que le langage utilisé autour des nouvelles technologies du numérique laisse à penser qu’on s’emploie davantage à moderniser les moyens (Direction Générale de la Modernisation de l’Etat devenue entre-temps sous un autre gouvernement Direction Interministérielle de la Modernisation de l’Action Publique) qu’à se fixer un résultat concret pour les entreprises et l’économie française, de telle sorte que le moyen prime et devient une fin. Qu’importe aux entreprises d’avoir un Etat moderne si leur quotidien se complexifie et s’assombrit ! Voilà qui explique le salut de l’innovation ne soit pas encore venu de l’Etat.

La récente « extension » du CII au CIR qui dans un premier temps semblait découler d’une prise de conscience de la nature et l’importance de l’innovation, ressemble plutôt à un recadrage si on juge l’interprétation très large qui était fait du CIR (crédit d’impôts recherche) jusqu’à ce jour et l’interprétation restrictive qui en est fait lors des contrôles fiscaux à présent. Accessoirement il en ressortira probablement un concours des deniers de l’Etat à l’économie globalement réduit par rapport au seul CIR. Sur le sujet qui nous intéresse ici, ce qui est entendu par « Innovation » en complément de la vue très restrictive de la « Recherche »  concerne le développement de prototypes ou nouveaux produits à l’exclusion des charges préalables ou amont de type marketing produit (études de marché qualitatives ou quantitatives) et les charges aval de type marketing opérationnel (dissémination, accompagnement ou commercialisation).

Mais dans l’esprit de nos décideurs publics, le développement de l’usage, parce que générant un revenu financier et accessoirement parce que cela demande du temps, n’est pas de leur ressort.

 

Dans quelle terre planter la semence de l’innovation? La France perd régulièrement de jeunes pousses ou des ETI acquises par des groupes anglo-saxons, tout particulièrement dans le secteur du numérique. Dans une certaine mesure ces cas, loin d’être isolés, répondent à la non résolution de l’équation création-innovation en France. Arrive un temps dans la vie d’une entreprise où il faut dépasser la taille critique et les choses vont plus vites dans un secteur nouveau comme le secteur numérique. Comme en bourse, en matière de transformation de la création en innovation, il est inutile voire dangereux d’avoir raison tout seul ou d’avoir raison le premier ou trop tôt. L’entreprise qui ne maîtrise pas l’équation création-innovation, soit parce qu’elle a épuisé ses ressources en recherche et développement et ne peut plus investir en commercialisation, soit parce qu’elle confond création et innovation, n’a pas de meilleure issue que d’être rachetée par un industriel qui saura actionner les effets de leviers.

A l’inverse une grande entreprise, maître es-effet de levier, peut-elle être un lieu d’incubation de l’innovation? La coexistence de « l’innovation » et « d’un savoir-faire dans l’organisation » des grandes entreprises n’est pas une équation facile. Les procédures, si elles optimisent, présentent aussi des risques, si elles sont appliquées non pas dans la collecte de la connaissance des clients mais dans le contrôle des collaborateurs et des processus. Augmenter la contrainte client décuple la créativité, augmenter la contrainte procédurale sur les comportements des collaborateurs est sclérosant, déresponsabilisant et inadapté si on souhaite de la créativité et pas seulement optimiser et rationaliser la gestion de l’entreprise.

Aussi le catalogue des pratiques d’innovation sont à considérer sous l’angle des pratiques tel que « Open innovation » centrée sur le client et d’autre comme les méthodes R&D agiles centrées sur les collaborateurs. Ces dernières donnent toutefois des résultats intéressants au début, non pas tant par leur caractéristiques intrinsèques mais par le changement qu’elles influent, l’effet est toutefois de courte durée. Les premières sont de loin plus durables à condition toutefois de faire la part du réel besoin du client, conscient ou non, de ce qu’il demande formellement.

L’innovation vient donc essentiellement de l’observation du client/utilisateur. Aucune chance donc pour les grandes entreprises uniquement focalisée sur leur résultat financier et leur cours de bourse à court terme. Pour ces dernières, il faudra avoir recours aux « fusacq » (fusion ou acquisition) pour innover.

 

Il y a donc une façon efficace d’innover qui a été celle de l’écrasante majorité des innovations: s’intéresser et comprendre le client. En dehors du client, l’innovation n’est qu’un accident fortuit.

 

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