Le terme d’ubérisation vient consacrer la courte vie de l’entreprise Uber et lui reconnaître un succès qui ne fait pas que des heureux. Les « Kodacks » de l’affaire sont d’une part les taxis qui voient arriver un concurrent ayant plus faiblement investi et d’autre part le budget de l’Etat qui ne perçoit pas les cotisations sociales de cette activité mais en couvre les risques.

Dans le monde du numérique, Uber a bonne presse et y trouve beaucoup de défenseurs pour être un exemple d’utilisation remarquable des technologies du numérique. Dans l’autre monde, celui des utilisateurs du numérique, Uber est souvent cité en exemple d’acteur innovant et « disruptif ». Pour ma part cela me semble faire partie de l’ordre des choses que décrit plutôt bien Georges Orwell (auteur de « 1984 ») dans « Animal Farm ».

[ Nécessaire innovation]

Qualifier le co-fondateur d’Uber Travis Kalanick’s d’entrepreneur innovant, c’est très bien, sans doute vrai mais il faudrait éviter le manichéisme ambiant qui soit le porte aux nues soit le voue aux enfers. Et pour cela faire la part de l’innovation et du changement des règles de jeu. Les exemples comme les disques microsillon versus le disque compact ou la bande magnétique, la photo argentique (Kodack) versus les capteurs numériques et également la maraude électronique des VTC (notamment UberX) relèvent bien de l’innovation. Le service Uber Pop relève davantage de la deuxième, non l’innovation mais du changement unilatéral des règles du jeu, voire cette façon subtile de les enfreindre en arguant que le contexte a changé et que les anciennes règles ne peuvent plus s’appliquer (rappelons qu’Uber Pop est accusé de faciliter ou développer le travail clandestin dans le transport).

Changer les règles, s’en affranchir, crée un avantage évident pour les premiers qui en profitent mais ne crée pas nécessairement d’avantage global pour l’économie. En d’autres termes innover crée de la valeur alors que changer les règles fait plutôt changer de main une valeur pré-existante.

Mais il faut innover. Et j’ai encore le souvenir cuisant de perte de parts de marché face à un concurrent qui avait innové et utilisé le numérique (notamment la dématérialisation des échanges) pour faciliter la vie des entreprises et avait pris des parts de marché en peu de temps sur un segment de marché d’où il était alors totalement absent. C’était moins médiatique que « Uber et les taxis » -et d’ailleurs tant mieux pour moi! mais cela a apporté un vrai plus à mes « alors anciens » clients. Nous avons réagi de justesse pour éviter l’ubérisation. C’était une vrai innovation de la part de mon concurrent et les règles n’avaient pas changé pour autant.

 [Changer les règles pour réveiller]

Uber, dans l’offre UberPop, change les règles ou s’en affranchit en développant sciemment une activité de transport non déclarée sous couvert de co-voiturage. Ce n’est pas l’avis d’Uber, bien sûr, mais bien ce que lui reproche le pouvoir exécutif et bientôt sans doute le pouvoir législatif en France. Mais à sa décharge, il n’est pas certain que innovation et changement de règles soient dissociables facilement.

On voit spontanément dans « Changer les règles » une occasion de redistribuer les cartes entre les acteurs. Mais le vrai intérêt du changement des règles est qu’il permet quelque fois de créer le contexte favorable à l’innovation. Sur un marché figé ou fossilisé, cela peut-être un mal nécessaire. Par exemple dans l’entreprise, souvent les organisations changent. Quand la nouvelle organisation marche, on pense avoir trouvé la bonne organisation et naissent alors les théories. Mais souvent cela ne marche en réalité que par le changement qui a cassé des rigidités et permis une remise en cause et une relance de l’initiative individuelle. Cela est au passage une certaine illustration de la phrase de Jean Bodin « il n’est de richesse que d’homme » en économie, l’organisation n’est qu’un moyen éphémère ou périssable.

Une rupture ne constitue donc pas nécessairement une innovation. Un acteur « disruptif » peut n’être qu’un franc tireur qui s’affranchit des règles pour prendre l’avantage. Mais n’est-ce pas un mal nécessaire ou une nécessaire correction des rentes de situation?

Le gouvernement français qui fait face aujourd’hui aux deux questions Uber (pour l’innovation Uber X et pour le changement des règles du jeu Uber Pop) est paradoxalement lui-même un adepte du changement des règles du jeu. Par exemple avec une approche originale à mi-chemin entre l’open-source et le service public, il vient de décider de tenir la paie des petites entreprises de moins de 20 salariés gratuitement, ubérisant au passage les éditeurs de logiciel (TESE/TESA), avec l’argument du contexte économique qui impose de faciliter l’embauche et lutter contre le travail au noir: avec une paie gratuite, le fraudeur rentrerait dans les rangs et le primo-employeur se lancerait plus facilement également dans le recrutement. Dans ces affaires, les acteurs du numérique et le gouvernement sont tour à tour des ubérisateurs et des ubérisés.

[Démythification de l’uberisation]

Le terme Ubérisation fait donc référence à l’imagination, l’audace, l’agilité et également un comportement iconoclaste. De quoi agacer le plus grand nombre avec diverses raisons. Ces raisons qui agacent mais n’en font pas des arguments avouables: plus agile et audacieux que moi. Et ces raisons qui sont de parfaites objections légitimes dont on se sert pour décrédibiliser le concurrent: illégalité et concurrence déloyale.

Dans la pratique l’ubérisation, c’est se mettre dans une chaîne de valeur au bon endroit pour la piloter, devenir un passage obligé ou la porte d’entrée du client dans la chaîne de valeur, c’est ne pas se charger des activités à faible marge ou fort emploi, définir la tarification puis la marge des autres maillons de la chaîne réduits au rang de sous-traitants, entretenir la rente et l’activité à très forte marge ainsi obtenue, le faire à grand renfort de communication. On peut donc en déduire un court guide pour ubériser:

  1. Choisissez un marché existant, un besoin déjà couvert mais mal couvert ou dégradé;
  2. Placez-vous au plus prêt du client;
  3. Faîtes le « dernier kilomètre » encore mal fait par la chaîne de valeur existante en soignant immédiatement et mobilité;
  4. Développez un interface particulièrement ergonomique (« user friendly ») et fonctionnelle;
  5. Définissez un modèle tarifaire, simple, lisible progressif et récurrent dont on ne verra que la partie émergée;
  6. Recrutez comme partenaires ou premiers sous-traitants les déçus ou marginaux du marché existant choisi, ne les employez pas;
  7. En communication, préférez la posture de la défense du client (ou de la veuve et de l’orphelin).

Vous verrez que ce n’est pas si facile, que cela reste méritoire, demande un minimum de compétences marketing et considération du client.

[L’effet « Animal Farm » de George Orwell]

Sur le long terme la nouvelle activité de type « Uber » sera fortement rémunératrice (forte marge) et rapidement au-delà de la valeur apportée réellement par elle à l’économie. A la longue c’est là que la bât blesse principalement car cela va créer de nouveaux blocages, des raideurs et rentes de situation. On sera pas revenu aux péages médiévaux pour le passage des ponts qui ont tant nuit au commerce du moyen-âge (péages exorbitants perçus au-delà de l’amortissement du pont) après l’avoir tant facilité.

Il faudra donc quelqu’un pour ubériser Uber. Sinon, comme dans le livre de Georges Orwell, Animal Farm, les cochons (respectivement Uber) vont remplacer les hommes (respectivement les chauffeurs de taxi) mais finir par reproduire tous leurs excès et erreurs, une fois à la tête de la ferme (ici le transport individuel). Certains parlent de la Google Car, sauf que là c’est de l’innovation avec un très lourd investissement, non pas du changement des règles.

[Les stratégies de défense passent par le numérique]

Parmi les tenant des marchés, il y a ceux qui subissent l’ubérisation, ceux qui réagissent et ceux qui anticipent. Michelin qui ne voulait pas être réduit au rang de sous-traitant producteur a pris les devants et développé une service de vente des pneus au kilomètre. Cela pourra peut-être lui éviter l’ubérisation.

De l’autre côté au panthéon de l’uberisation, il y des acteurs comme Uber, Booking.com … mais aussi l’ancêtre, la « marque distributeur » qui a ubérisé en partie l’industrie agroalimentaire.

 

Ce qu’il faut retenir de cette histoire, c’est que dans tous les cas, c’est avec les mêmes armes qu’il faudra se défendre aujourd’hui, le numérique. On est donc bien dans l’ère et sur les terres du numérique. Et vous savez maintenant avec quoi vous battre et contre qui!

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